Les bronzes antiques en Asie du Sud-Est

  On a pu assister depuis une douzaine d'années à un foisonnement de bronzes antiques, vrais ou faux, en Asie du Sud-Est, et plus particulièrement au Cambodge, en Thaïlande et au Vietnam.
La raison première, car ce n'est pas la seule, est le nombre croissant des nouveaux touristes de la classe moyenne des pays voisins qui visitent les sites antiques. Ils arrivent par cars entiers dont ils descendent, étroitement encadrés par des porteurs de fanions colorés et guidés par porte-voix, pour une visite rapide, généralement d'une heure, guère plus.
Cette visite se complète systématiquement d'une demi-heure supplémentaire réservée à l'achat de rafraîchissements et de souvenirs dans les boutiques qui entourent le parking du site. Les objets en bronze, plus exactement en laiton, présentés dans ces boutiques ne sont guère convaincants mais se vendent quand même comme des petits pains. On voit souvent, alignés sur la même étagère, dix ou douze exemplaires strictement identiques d'un même modèle, dont certains, recouverts d'une patine verte " antique ", ressemblent vaguement à des bronzes de fouille. Ces objets sont, la plupart du temps, assez faciles à identifier comme de grossières imitations, néanmoins on les retrouve quelques années (voire seulement quelques semaines) plus tard sur les sites de ventes de l'Internet, sur les vide-greniers dominicaux des petits villes de chez nous, ou chez les brocanteurs généralistes, vendus – souvent en toute bonne foi – comme d'authentiques antiquités.

   Une autre catégorie est plus insidieuse : c'est celle des copies, parfois excellentes, qui sont vendues comme telles en première main (quelquefois par les musées eux-mêmes), mais qui, après plusieurs transactions, suivies d'une simple accumulation de poussière ou de crasse – souvent appelée " patine " –, se retrouvent dotées d'un certificat d'authenticité, éventuellement rédigé de bonne foi là aussi.

    Cette catégorie possède une frontière perméable et imprécise avec celle des " véritables " faux, fabriqués sciemment avec l'intention de tromper. C'est la plus dangereuse car certains faussaires deviennent de véritables spécialistes qui finissent par confondre même les meilleurs professionnels et les experts des musées.

 

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 Un exemple :

 

 Voici un miroir à main authentique datant de l'Empire Khmer (XI-XIIIe siècle)

(Bronze de fouille, région d'Angkor, env. 35 cm, collection personnelle)

 

Son manche, rapporté, est en plomb : il a été coulé, secondairement, au contact du bronze auquel il s'est soudé tout naturellement. Il n'est décoré que sur une face puisque le décor était gravé au fond du creuset...

 

Ce miroir présente une tache de rouille en creux (un gage certain d'authenticité !) provoquée par l'électrolyse due à son long voisinage avec un objet ferreux et également une rayure, celle-ci récente, due à un coup de pelle malencontreux...

 

Ces miroirs en bronze sont assez fréquents, mais très rarement pourvus d'un manche, c'est pourquoi ...

 

 

 

 

 

 

... en voici un autre, authentique également, mais son manche en forme de poisson (pourquoi pas ?) est lui très récent, bien qu'effectivement coulé en plomb selon la même technique du creuset, mais un peu trop décoré pour être authentique, mal proportionné et – par là – d'une prise en main inconfortable...

 

De plus, le faussaire – comme souvent – a voulu trop en faire et a placé la face décorée du manche du mauvais côté : au dos du miroir qui lui est apparu sans doute plus attractif que le côté lisse…

 

 

 

 


 

(suite)

 

  Mais les objets de cette dernière catégorie (les vrais faux) ont tous un point commun : ils valent déjà cher en sortant de l'atelier du faussaire, car ils ont nécessité une main d'œuvre spécialisée, beaucoup de temps de fabrication et mobilisé des moyens quelque fois importants.
Un exemple : certaines porcelaines chinoises rares sont refaites selon des techniques manuelles ancestrales patiemment retrouvées, avec la terre d'origine puisée sur le lieu même des carrières antiques réouvertes pour l'occasion, puis cuites à l'ancienne, au feu de bois (et non au four électrique habituel) avec tous les petits défauts que cela implique. Certaines sont même exposées aux radiations d'une bombe au cobalt (ou d'un simple générateur de radiologie) pour arriver finalement à tromper les fameux tests de thermoluminescence, réputés infaillibles jusqu'à présent !…
Dans ces cas précis, les collectionneurs et même les experts n'ont pratiquement plus aucune chance. Cela explique la tendance actuelle des grandes maisons de ventes comme Christie's ou Sotheby's à ne plus proposer, en porcelaines chinoises de prestige, que des pièces ayant un pédigrée avéré et une origine en collection documentée de longue date.

   Reste une dernière catégorie : celle des objets authentiques. Heureusement, il y en a encore !
Il y a même eu une belle flambée, il y quelques années, de bronzes antiques datant de l'époque de l'Empire Khmer (XI-XIIIe siècles), pour une raison précise qui mérite d'être expliquée en quelques lignes... Voici :


   Après la guerre du Vietnam et l'épisode sanglant des Khmers rouges, chassés finalement par l'armée vietnamienne et une fois la paix revenue, le Cambodge (ce pays surtout) s'est retrouvé truffé de mines antipersonnel oubliées. Des ONG européennes ou américaines, remplies de bonnes intentions, ont alors offert gracieusement des détecteurs de métaux destinés à déminer les champs et les rizières, et les ont largement distribués dans les campagnes :

 

  Le temps a passé et de très nombreuses mines ont été neutralisées (malheureusement, il en reste  encore beaucoup trop) Les champs, une fois déminés et sécurisés, ont ensuite été rendus à leur propriétaire.

 

Mais les détecteurs sont restés...


  Durant les trois mois de la saison des pluies, les paysans, jusqu'alors, ne pouvaient rien faire d'autre que de "regarder le riz pousser" ou faire, comme le voudrait la tradition, une retraite dans un temple, ou bien encore se livrer chez eux à de menus travaux d'artisanat. Aujourd'hui, ils ont une nouvelle occupation qui leur permet éventuellement d'arrondir leurs fins de mois, restées difficiles : celle de creuser le sol, devenu bien ramolli par la pluie, autour des multiples temples oubliés dans la jungle près des villages, dans l'espoir d'y trouver quelques restes métalliques à l'aide de ces fameux détecteurs de métaux gentiment offerts par les Farangs.

    Nous avons rencontré personnellement un Thaï, heureux propriétaire d'un de ces instruments, qui nous a confié avoir dirigé, un temps, une équipe de manœuvres à son service. Il nous a dit avoir sorti des quantités incroyables de bronze, la plupart du temps sous la forme d'objets informes, tordus par les guerres successives ou les incendies et souvent soudés par la rouille provenant d'objets en fer situés à proximité. Mais, de temps en temps, un bel objet isolé restait très vendable : lampe à huile, bracelet, crochet de palanquin, miroir, voire statuette de divinité ou grelot d'éléphant, qui prenait alors directement le chemin de sa boutique au marché de Chachuchak. Le restant était vendu en vrac, au kilo, aux fondeurs qui coulent les cloches, les statues de Bouddha et toutes les babioles en bronze du Marché aux amulettes de Bangkok.
D'où ce paradoxe : les détestables kinari et les danseuses dénudées vendues aux touristes à Bangkok ont peut-être été coulées avec le métal provenant de vénérables bronzes antiques perdus à jamais !

   Malheureusement (heureusement ! diront les archéologues) cette période est maintenant révolue. Tous les bons spots ont déjà été visités et la surveillance des sites historiques a été renforcée un peu partout en Asie du Sud-Est.
Les pilleurs de temples, les vrais, les professionnels qui venaient en pickup avec des outils pneumatiques pour détacher les apsaras en pierre des hauts-reliefs des temples, ou couper les têtes des bouddhas, sont désormais punis de peines exemplaires et, il faut l'espérer, dissuasives.
En tout cas, il faut se rendre à l'évidence : ces cinq ou six dernières années les beaux objets khmers en bronze sont devenus beaucoup plus rares sur le marché, du moins en Thaïlande qui reste en Extrême-Orient – comme la Suisse l'est toujours en Europe – une plateforme de concentration et de commerce d'objets archéologiques plus ou moins illégaux.

   Mais pourquoi seulement la Thaïlande, alors que tous les pays d'Asie du Sud-Est protègent désormais leur patrimoine en interdisant sévèrement l'exportation des antiquités ? Parce que l'application de cette interdiction internationale est comprise dans ce pays de façon un peu particulière : bien entendu les statues de Bouddha y restent toujours interdites à l'exportation, comme celle de tous les objets antiques locaux, néanmoins si ceux-ci ne sont pas d'origine thaïlandaise, les douaniers thaïs considèrent que ce n'est pas leur affaire. Résultat : comme les frontières de la région sont très perméables, toutes les antiquités des pays voisins bien plus sévères : Birmanie, Vietnam, Laos et Cambodge, se retrouvent donc chez les marchands de Bangkok…
C'est ainsi qu'en quelques années, la Birmanie/Myanmar s'est vue plus ou moins vidée de presque toutes ses antiquités mobilières disponibles via les postes frontières de Mae Sot ou Mae Sai, à pleins camions déchargés ensuite en Thaïlande. Il était même possible, il n'y pas si longtemps, de payer le premier tiers du prix à la commande en Birmanie, et les deux tiers restants à la livraison, de l'autre côté de la frontière, à Chiengmai... Ainsi : pratiquement pas de risque, pécunier ou légal, pour l'acheteur et tout un chacun, depuis le marchand jusqu'au camionneur, en passant par les douaniers et les policiers, pouvait manger un peu au passage !
C'est également pour la même raison que l'on trouve, encore maintenant à Bangkok, des porcelaines anciennes provenant des épaves au large des ports vietnamiens de Ca Mau, Binh Thuan et Hoi An, bien plus facilement que sur place, où la police locale est devenue très vigilante.

  Récemment, la Thaïlande a quand même durci sa législation mais uniquement quant à l'interdiction de l'exportation des statues de Bouddha (et surtout des têtes !) alors que les douaniers fermaient habituellement les yeux. Désormais, pendant que vous faîtes la queue dans l'attente du visa à votre arrivée à l'aéroport, des panneaux vous informent de cette interdiction. Vous êtes donc prévenu !
L'explication de ce zèle tout récent est la suivante : un antiquaire du Marché aux Puces de Saint-Ouen, à Paris, avait exposé, posés devant son stand, plusieurs Bouddhas thaïs. Un touriste thaïlandais (on en croise désormais de plus en plus en France – juste retour des choses !) a été profondément choqué de voir que ceux-ci étaient posés par terre, à même le trottoir, là où tout le monde pose ses pieds, bien entendu.

Or, pour un Bouddhiste : Bouddha + pieds = grave sacrilège !
L'incident aurait pu en rester là, si, scandalisé, il n'avait pris une photo avec son smartphone et ne l'avait transmise, via Internet, à un quotidien de Bangkok qui en a fait sa première page, avec un gros titre accrocheur.

 

L'affaire a ensuite pris, là-bas, des proportions nationales et finalement abouti au durcissement de la législation...

 

 Jicé